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La vie de l'archevêque Arseny

Le Comité de canonisation de l’Église orthodoxe du Canada

Archbishop ArsenyLa vie de l’homme qu’a été l’archevêque Arseny a occupé une large place et a été remplie de lieux et de personnes d’importance historique. Il a inlassablement travaillé pour l’Église aux côtés d’au moins trois des principaux saints de l’Amérique du Nord – Tikhon, Raphaël, Alexis –, de même qu’avec les nombreux martyrs et confesseurs de la Russie au début de la Révolution. En plus d’avoir été une figure clé alors que l’histoire nord-américaine en était à une époque de formation, il a été témoin, en 79 ans de vie, de la naissance de la modernité, de la Révolution russe, de la réforme de la Métropole, de la Première puis, de la Seconde Guerre mondiale, et de bien d’autres événements encore. L’archevêque a aussi laissé une marque indélébile sur la vie orthodoxe au Canada, où on se souvient encore affectueusement, et même passionnément, de lui encore de nos jours.

Bref, la vie d’Arseny nous en apprend autant ou plus au sujet de notre histoire en général qu’à son sujet personnel. Il a pu être tout à tous. Il a été un prêtre marié, un veuf, un père, un prêtre de paroisse, un moine, un higoumène, un doyen et un recteur, un prédicateur missionnaire, un prisonnier, un évêque, un fondateur de monastères, d’écoles pastorales et d’orphelinats. Tout au long de sa vie et dans chaque pays où il a vécu, il a marché en compagnie d’hommes et de femmes de foi éminents. Il a été un homme cultivé, éloquent et humble. Plus que tout, il a vraiment été humble. Sa vie en a été une de service, de sacrifice et d’amour pour l’Église.

Ce résumé s’appuie sur une liste complète de références données dans « La chronologie détaillée de la vie de l’archevêque ».

Il n’est donc pas surprenant que les Canadiens aient eu depuis longtemps, et même de son vivant, une vénération à l’endroit du saint archevêque Arseny et que se soit élevé, depuis quelques temps déjà, un appel général et enthousiaste quant à sa glorification. En fait, ce qu’il y a de plus intéressant quant à cet appel, c’est qu’il n’a pas été lancé par quelques personnes d’une région particulière, par exemple celle de Winnipeg là où est située la cathédrale de l’archevêque Arseny, mais bien par plusieurs personnes vivant partout au pays et même aussi loin qu’en Nouvelle-Zélande. Jeunes et vieux, archiprêtres et séminaristes, convertis et Orthodoxes natifs des Prairies se sont unis, afin d’exprimer leur désir quant à la glorification d’Arseny. Pour les Canadiens et d’autres encore, il ne fait aucun doute qu’il est un saint, et même un confesseur de la foi, et que, de manière générale, il a apporté une contribution prodigieuse à l’Église orthodoxe en Amérique (ÉOA). Les Archives archidiocésaines lui sont dédiées et l’Institut théologique de Winnipeg porte son nom.

Avec la bénédiction du Saint Synode des évêques de l’Église orthodoxe en Amérique, l’Archidiocèse du Canada a amorcé, de diverses façons, les démarches formelles en vue de la glorification de l’archevêque Arseny. Conformément à la directive du Saint Synode, le titre de « Saint » est présentement utilisé pour désigner l’archevêque Arseny, en lieu et place de « Bienheureux ». Un Comité archidiocésain de canonisation a aussi été constitué, composé, entre autres, de : Son Excellence Monseigneur Seraphim d’Ottawa et du Canada, l’archiprêtre et chancelier Dennis Pihach, l’archiprêtre Anatoly Melnyk, l’archiprêtre Andrew Morbey, le Père John Hainsworth, Kyril Holden et l’archiviste Katya Szalasznyj. Ce comité a reçu le mandat de produire une Vie documentée de l’archevêque Arseny, ainsi que de rassembler, traduire et collationner le plus grand nombre possible de ses écrits, en vue de soumettre le tout, à leur demande, à Sa Béatitude le Métropolite Herman et au Saint Synode en octobre 2004. Ce document est le fruit de ce comité. La recherche en vue de l’élaboration de cette Vie s’est avérée vaste et a été effectuée non seulement à compter des archives archidiocésaines et de celles de l’ÉOA, mais également de celles des pays où a travaillé et vécu Arseny, particulièrement celles de Kharkov gracieusement fournies par Sa Béatitude Nikodim, Métropolite de Kharkov et président de sa Commission de canonisation. Ce dernier a donné de précieuses informations quant à la famille de l’archevêque Arseny, plus particulièrement au sujet de son fils, le hiéromartyr Dionysius (+1937). Quelques-unes des lettres et des rapports relatifs aux effets miraculeux des prières d’Arseny ont aussi été rassemblées et incluses. De plus, des textes, y compris un Tropaire et un Kondakion, pour la célébration de Vêpres en l’honneur de saint Arseny ont été composés et également inclus.

L’orthographe correcte et moderne de la ville ukrainienne est Kharkiv, alors que « Kharkov » est l’orthographe privilégiée par les russophones. Si « Kharkov » est utilisé dans cet article, ainsi que dans la « Chronologie détaillée de la vie de l’archevêque Arseny » en la présente version, c’est par souci de cohérence et pour éviter toute confusion – dans la plupart des documents historiques concernant la vie de l’archevêque Arseny cette ville est mentionnée sous le nom de « Kharkov ».

Puisque c’est au Canada (où il a inlassablement et efficacement travaillé, fondé un monastère et une école pastorale, et même souffert en tant que confesseur de la foi lorsque des radicaux ont tiré sur lui et l’ont blessé), qu’on a le plus témoigné avec enthousiasme de cette vénération largement répandue envers le saint archevêque Arseny, il se tient vraiment parmi tout le collège des saints de l’Amérique du Nord. Nous savons avec certitude qu’il a travaillé et célébré aux côtés de saint Tikhon, saint Raphaël et saint Alexis Toth, que son œuvre de fondation non seulement du monastère St Tikhon mais également de son séminaire (fondation entreprise lors de sa retraite forcée suite à sa blessure par balle) a profondément influencé l’histoire de l’Église orthodoxe en Amérique et continuera de l’influencer dans le futur. De plus, saint Arseny a manifestement eu le même zèle missionnaire que saint Germain, saint Innocent, saint Jacob et que les martyrs de l’Alaska, Juvénal et Pierre l’Aléoute; il est aussi important de souligner, qu’en 1907, c’est à l’higoumène Arseny qu’on a confié le soin d’apporter des Vieux Pays en Amérique les saintes reliques de plus de cinquante saints, ce qui démontre clairement qu’il est lié à l’établissement d’une solide fondation spirituelle en Amérique. Le travail que nous avons entrepris dans l’Archidiocèse du Canada à la demande du Saint Synode des évêques consiste en réalité à mettre en évidence un autre exemple quant à l’extraordinaire déversement de la grâce de Dieu en ce nouveau pays. En fait, nous cherchons à nous faire l’écho des propres mots prononcés par l’archevêque Arseny, alors qu’il regardait s’approcher du nouveau monastère Saint Tikhon la procession des hiérarques et des prêtres : « Ô Mère! Ô sainte Église orthodoxe! Viens et vois! Voici tes enfants qui sont venus glorifier le Seigneur que tu as glorifié! »

L’archevêque Arseny est né sous le nom d’Andrew Lvovich Chahovstov le 10 mars 1866, dans la région historique cosaque appelée « Sloboda »  (colonie libre), dans le village d’Ohultsev de Valkovskii U'ezd, et il était le fils aîné de la famille de cinq enfants du lecteur Lev et d’Anna Chahovtsov. Jeune garçon, il a travaillé comme berger faisant paître « le troupeau de brebis muettes de mon père et n’osant rêver de devenir le pasteur d'un troupeau raisonnable ». Ayant remarqué tôt qu’Arseny avait des aptitudes intellectuelles naturelles, sa famille a décidé, « devant ma vivacité intellectuelle et mon amour pour l’école », de l’envoyer « aux études commerciales à la ville, pour que je puisse plus rapidement voler de mes propres ailes et les aider avec leur grande famille ». Cependant, à un âge qu’on ne connaît pas, son père est décédé et, comme il était l’aîné des « cinq petits orphelins », il a aussitôt été envoyé étudier dans une école destinée aux enfants des membres du clergé et où « se sont écoulées onze années de joyeuse vie scolaire ». Il a ensuite été admis au Séminaire théologique de Kharkov, y a obtenu un diplôme avec quelque distinction en 1887 et a été ordonné diacre, puis prêtre, la même année. À partir de sa seconde année de séminaire, il a été tuteur pour trois enfants fréquentant le lycée qui appartenait à la famille noble de Pavel Silanskiy; pour ce tutorat, il recevait trois roubles par mois, qu’il envoyait à sa mère pour l’aider à élever les enfants plus jeunes encore à la maison.

Sa vie de famille est l’un des aspects les moins connus de ses premières années. Nous savons qu’il a épousé, en 1885, une jeune femme orthodoxe nommée Paraskeva (Pasha) et qu’ils ont eu un enfant, un garçon nommé Dionysius (qui lui-même deviendra prêtre orthodoxe marié – son épouse était Antonina Ivanovna et son fils, Nikolai). Le 28 novembre 1937, Dionysius deviendra un hiéromartyr dans les mains des Bolcheviques. Au moment opportun et tenant compte de la situation familiale, soit le 29 mars 1887, Son Éminence Monseigneur Amvrosy a ordonné le Père Andrew au diaconat, puis il a été envoyé servir à l’église Saint Nicolas du village de Derhachi situé dans la « Sloboda » (colonie libre) cosaque du « Guberniya » (région) de Kharkov. Le 7 mai 1890, le même archevêque Amvrosy l’a consacré à la prêtrise et envoyé servir à l’église de la Nativité de la Mère de Dieu, toujours dans le village de Derhachi. À partir du 18 avril 1891, il a enseigné le droit canon à l’école paroissiale de Derhachi. Cette vie heureuse n’allait toutefois pas duré. À la fin du 19ème siècle, le chagrin s’est abattu sur la famille du prêtre Andrew : son épouse bien-aimée de fraîche date, Paraskeva, est décédée. Il en a parlé ainsi : « Des nuages menaçants se sont amoncelés au-dessus de mon bonheur, l’orage a éclaté, le tonnerre a grondé et de mon bonheur, il n’est resté que des débris… J’ai reçu le dessein de Dieu et accepté le pesant fardeau d’être un prêtre veuf dans la fleur de l’âge. »  Ce qui lui est advenu par la suite demeure un mystère. Nous savons que le chagrin inconsolable éprouvé à la mort de son épouse a eu un effet énorme sur ses efforts spirituels, au point qu’il a mortifié sa chair avec des chaînes de fer et s’est fait un cercueil en chêne dans lequel il dormait. C’est dans ce cercueil qu’a été inhumée sa mère, Anna, qui est morte dans la pauvreté sur une ferme collective soviétique. Comme il l’a dit lui-même dans ses propres mots : « À cette époque, j’étais soit très près de quelque illusion spirituelle ou peut-être presque complètement délirant de chagrin. »  Nous savons qu’il a obtenu la permission de recevoir la tonsure monastique en novembre 1900 et que, de son propre aveu, l’entrée dans ce refuge ne s’est pas faite sans un grand combat. Toutefois, entre le moment du décès de son épouse et celui de sa tonsure, Arseny a cherché à obtenir direction et consolation. L’histoire de cette quête, mentionnée seulement dans son discours d’élévation, est fascinante, à la fois parce qu’elle nous renseigne sur ce qu’il a fait suite au décès de son épouse et parce qu’elle nous révèle quelque chose de la personnalité d’Arseny :

 « Auparavant heureux et joyeux, je suis devenu un homme révolté… Et, ô Dieu, quelles sortes d’orages ma frêle embarcation n’a-t-elle pas essuyés… Mais dans cet affreux désert de ma vie, le Seigneur ne m’a pas abandonné. J’y vois des oasis : me voici, dans le cercueil cloué avant son temps; me voici, lié avec des chaînes de fer; me voici, un sac sur le dos, allant de monastère en monastère, apportant mon pain et cherchant consolation. Je me vois concélébrer à l’autel de Dieu en compagnie de cet homme de Dieu des terres russes, le Père Jean de Kronstadt; je me vois au milieu des anciens du monastère de Valaam, environné par les récits des vies des ermites. » 

Bien entendu, plus de questions sont ainsi soulevées que de réponses, apportées. Que veut-il dire par « dans le cercueil cloué avant son temps »  ou par « lié avec des chaînes de fer » ? Et aussi, quelle sorte de rencontre a-t-il eu avec le Père Kronstadt, que lui a dit le grand saint? De remarquable qualité, son discours laisse transparaître, dans sa présentation, le drame et les sentiments, mais ce discours s’avère encore plus remarquable du fait qu’il a été prononcé à Winnipeg devant un groupe d’évêques, de membres du clergé et de laïcs réunis lors de son élévation au rang d’évêque. Il est remarquable, en effet, qu’un évêque relate une telle histoire de son passé sur la scène publique et à cette occasion particulière.

Baptisé sous le nom d’Andrew, il a pris le nom monastique Arseny, en l’honneur de saint Arseny de Konev (12 juin) et est devenu l’un des frères du monastère Holy Transfiguration Kuriazhskiy, du « Guberniya » (région) de Kharkov. Mais peu de temps après avoir été conduit à son refuge monastique, Arseny a été nommé higoumène (abbé) du monastère Kuriazhskiy. Le 5 décembre 1900, Son Excellence Monseigneur Innokenti (Sumskiy), évêque vicaire de l’Éparchie de Kharkov, a demandé sa bénédiction à l’archevêque pour que le hiéromoine Arseny, « un homme pur et laborieux, un moine à la fois par inclination et par vocation, serve au Monastère Kuriazhskiy et qu’il y soit le responsable de tous les services » . Cette requête a reçu la bénédiction de Son Éminence Monseigneur Amvrosy le jour même!

Il n’est cependant pas resté longtemps dans ce monastère. Deux ans plus tard, il est parti pour l’Amérique. À cette époque, l’évêque Tikhon recrutait des prêtres et des travailleurs laïques pour servir dans le Nouveau Monde orthodoxe et le Père Arseny, un prédicateur naturel parlant la langue ukrainienne et de nombreux dialectes russes, était un candidat idéal. Au mois de novembre 1902, à la requête de Son Excellence Monseigneur Tikhon de l’Amérique du Nord (plus tard, Sa Sainteté le Patriarche de Moscou et de toute la Russie), le Saint Synode a donné au Père Arseny le mandat de desservir la Mission orthodoxe américaine. Le 8 décembre 1902, il a fait ses adieux aux frères du monastère. Comme il l’a raconté, ce fut une journée très joyeuse, durant laquelle ont été célébrés une Divine Liturgie et un molében d’action de grâces. C’est avec des mots bien sentis que le Père Arseny s’est exprimé en ce moment émouvant :

« Il y a exactement deux ans jour pour jour, la Providence de Dieu m’a conduit dans cette sainte maison, à cette fraternité, et le nom de son saint supérieur m’y a été donné par Son Excellence le Recteur. Je pars maintenant pour le Nouveau Monde avec une croix et un Évangile pour commencer le travail auquel j’ai été appelé; lorsque s’avérera inutile la raison, lorsqu’un mot deviendra inutile, j’ouvrirai alors mon cœur et comblerai tous d’amour. Mais je sais que ce chemin ne sera pas facile, qu’il est parsemé de fleurs de chagrin et de renonciation. Prêt à accepter cela, je vous quitte, vous demandant une chose : ne m’oubliez pas dans vos prières, couvrez mes faiblesses de votre amour fraternel et allégez le fardeau de mon service apostolique par vos prières. »

Des années plus tard, repensant à ce jour, le Père Arseny a dit : « J’ai accepté de la main de Dieu mon destin de prédicateur. La droite de Dieu m’a transporté du côté du Nouveau Monde, en Amérique. » Il est intéressant de noter qu’Arseny dit avoir accepté le « destin d’un prédicateur », une expression nous permettant de comprendre comment il conçoit son rôle de missionnaire en Amérique, soit celui d’un prédicateur, d’un semeur de l’Évangile.

Le hiéromoine est arrivé en Amérique en janvier 1903.

Suite à la décision de l’évêque Tikhon, Arseny a été nommé recteur de la paroisse orthodoxe de West Troy dans l’État de New York. En 1904, il est nommé recteur à Mayfield en Pennsylvanie. Il a été le second recteur de cette paroisse auparavant uniate et réunie à l’Église orthodoxe. Sous sa direction, la paroisse s’est tellement développée que la communauté a même commencé à aider d’autres églises orthodoxes. Curieusement, son travail auprès des Catholiques ukrainiens revenus à l’Orthodoxie n’est mentionné dans aucun des articles et rapports sur sa vie écrits en sa mémoire. Il est le seul à avoir mentionné cet aspect capital des débuts de son ministère et ce, en des termes très passionnés : « La marque de mon apostolat est celle des croyants de Troy, Mayfield, Simpson, ainsi que des frères dispersés en plusieurs endroits, que j’ai ramenés au sein de l’Église orthodoxe. » Mené par saint Alexis Toth au tournant du siècle, le retour à l’Orthodoxie des Catholiques ukrainiens était une question d’actualité à l’arrivée d’Arseny et il a sûrement travaillé en étroite collaboration avec saint Alexis Toth. En fait, saint Toth a lui-même reçu, en 1902, « la paroisse de St. John the Baptist de Mayfield en Pennsylvanie » et, par conséquent, doit en avoir directement confié le soin à Arseny. Il est donc clair qu’Arseny a joué un rôle important dans le retour à l’Orthodoxie de cette Église, quoique l’histoire ait passé sous silence la portée de ce rôle. Toutefois, tout en travaillant aux côtés de saint Alexis Toth, le Père Arseny entretenait néanmoins un autre rêve concernant l’Église en Amérique du Nord, rêve qu’il allait réaliser trois ans après son arrivée sur le continent et qui inscrirait son nom à jamais dans la l’histoire du Nouveau Monde.

Constatant un désir brûlant pour la foi et celui de consolider l’Orthodoxie dans le Nouveau Monde, le hiéromoine Arseny avança l’idée de construire le premier monastère sur le continent nord-américain. Sa suggestion a reçu l’assentiment de paroissiens qui se sont dits prêts à donner un terrain en vue de la construction du monastère et d’un campanile. Il est bientôt apparu évident que le terrain disponible en Pennsylvanie convenait à la construction d’un monastère et les paroissiens versèrent un premier acompte pour en faire l’acquisition. Le projet a été présenté à l’administration de l’archevêque Tikhon pour la Mission. Vladika a alors réalisé qu’un mouvement intérieur avait toujours porté le hiéromoine Arseny vers l’établissement d’un monastère comme élément essentiel d’une compréhension véritable de l’Orthodoxie en tant que base de soutien, foyer et image de la spiritualité orthodoxe en Amérique. En mai 1906, avec la bénédiction de l’archevêque Tikhon, Arseny a fondé le monastère St. Tikhon et l’orphelinat dans le nord-est rural de la Pennsylvanie. L’histoire de ses labeurs et prouesses quant aux levées de fonds est bien documentée dans la littérature de l’époque. En effet, le jour de la consécration du monastère, l’évêque Raphael a affirmé qu’il était impossible « de passer sous silence les labeurs exemplaires, combats, travaux et efforts inlassables, fournis avec l’espoir de la bénédiction de Dieu, de l’estimé recteur de Mayfield, le Père higoumène Arseny, en vue de la réalisation de ce fait admirable, à savoir la fondation de ce saint monastère ». Le Père Arseny a été nommé Supérieur du nouveau monastère et porté au rang d’higoumène, un honneur qui, selon le Père Alexander Hotovitsky qui en fut témoin, a été reçu avec le cri « Il est digne! ». C’est effectivement un remarquable moment historique à contempler : l’archevêque Tikhon, l’évêque Raphael et le Père Alexis Toth s’avançant ensemble vers le nouveau monastère construit par le Père Arseny et y concélébrant. Un témoin a déclaré : « Quoi que j’aie vu en Russie des multitudes en fête conduites par des hiérarques revêtus d’ornements multiples, cette procession m’a fait une plus grande impression. Un tel moment ne saurait se reproduire! Une telle émotion ne peut être exprimée! Je n’espérais rien de plus de cette procession! » « Même le Père Arseny », a rapporté le meme témoin, « s’est tu, la voix étouffée par les larmes. » En fait, Arseny se réjouissait « de ce que tout cela a eu lieu ici, sur une terre étrangère où nous sommes si peu connus », s’exclamant, « Ô Mère! Ô sainte Église orthodoxe! Viens et vois! Voici tes enfants qui sont venus glorifier le Seigneur que tu as glorifié! » Telle semble avoir été la vision d’Arseny, à savoir le solide établissement de l’Église orthodoxe en Amérique du Nord, une vision qu’il a réitérée à maintes reprises en disant combien la fondation du monastère lui a été une source de grande joie le jour de cet événement.

En février 1907, l’higoumène Arseny a cependant demandé à l’archevêque Tikhon sa bénédiction pour séjourner trois mois en Russie, soit jusqu’au 25 avril. Cette requête n’avait pas pour but un repos; elle avait plutôt été présentée pour trois raisons, à savoir « remplir les obligations d’un fils et visiter ma mère âgée; choisir parmi les rangs monastiques deux ou trois moines de valeur et les ramener avec moi pour les intégrer dans notre communauté », ainsi que faire appel en Russie à de nobles et généreux donateurs. L’higoumène Arseny a demandé à Son Éminence de lui donner en son nom un Livre de contributions en vue de la collecte de fonds. Vladika ayant béni sa requête, nous retrouvons donc l’higoumène Arseny à St Petersbourg devant le Saint Synode où il a fait la demande d’un don pour le monastère et a reçu la somme de 500 roubles, ainsi qu’une « autorisation accordée à l’higoumène Arseny de poursuivre cette fructueuse activité, à travers toute la Russie, d’une levée de fonds sous forme de dons et ce, avec la bénédiction des hiérarques de l’Éparchie ». Plus important encore, Arseny est revenu au monastère St Tikhon avec « cinquante saintes reliques, don du Synode de Moscou à l’Éparchie nord-américaine ». Pourtant, dans son discours de 1926 prononcé lors de son élévation au rang d’évêque, Arseny n’a rien dit au sujet de la fondation du monastère, mais il est passé, pour des raisons inconnues, de ses fonctions de pasteur à Mayfield à sa réaffectation en tant que recteur de la cathédrale Holy Trinity de Winnipeg et doyen rural, ainsi qu’administrateur des paroisses canadiennes. Il a été affecté au Canada en 1908 par l'archevêque Platon qui vient de remplacer Tikhon et, dès son arrivée, il a consacré ses énergies considérables à l’édification de l’Église en ce pays. Presque depuis le moment de son arrivée au Canada, les Canadiens l’ont aimé. Un commentateur a noté : « Par la Providence de Dieu, nous est arrivé un infatigable protecteur pour notre pays. Il a été un excellent organisateur et un merveilleux prédicateur, ce qui a contribué au développement des paroisses dans tout le Canada. Ses sermons incomparables et majestueux ont eu un effet sur ses auditeurs et les églises ont bientôt été remplies de fidèles, des paroissiens sincères, particulièrement d’immigrants de Bucovinie. » Parlant couramment la langue ukrainienne, de même que plusieurs dialectes russes, il pouvait prêcher dans le dialecte maternel de plusieurs paroisses établies à travers le pays. « C’est au Canada », mentionne le Tikhonaire (revue annuelle du Séminaire St. Tikhon), « que ses rares talents de missionnaire se sont accrus et ont porté fruit. » Une fois de plus, il concentra ses efforts sur le retour des Catholiques ukrainiens au sein de l’Église, tout en accueillant les nombreux Bucoviniens et Galiciens qui immigraient en masse à cette époque. Au Canada, Arseny a déployé ses efforts de façon soutenue, tel qu’il l’a lui-même indiqué : « À travers les profondeurs des forêts vierges, dans l’immensité des prairies du vaste Canada, je suis parti à la recherche de ceux qui s’étaient égarés, fortifiant la foi du faible et dispensant à la jeune génération la lumière de l’enseignement véritable. » Son meilleur outil a été sa prédication. Ce fut au Canada qu’il s’est mérité le titre affectueux de « Chrysostome canadien » pour ses talents extraordinaires de prédicateur.

Tel que l’a dit, par exemple, en juillet 1909, Andrij Herbut, le « Starosta » (président du Conseil) de l’église St. Barbara d’Edmonton en Alberta, au sujet d’une des visites d’Arseny qui en a attiré plusieurs de partout : « Mais lorsqu’ils ont entendu le célèbre prédicateur, les pécheurs égarés ont vu leur cœur s’adoucir et plusieurs d’entre eux ont versé des larmes. » La célébrité lui est venue par ses sermons, lesquels ont été publiés dans un journal orthodoxe de ce temps, le Canadian Field, et ont fini par être lus en Russie par le Tsar Nicolas II. L’empereur russe a été tellement impressionné par ses sermons qu’« afin de le remercier pour cette "nourriture pour l’âme" (faisant référence aux articles écrits par l’archimandrite Arseny), il lui a accordé une croix pectorale en or qui lui a été envoyée directement par les bureaux de Sa Majesté. » Néanmoins, presqu’aussi soudainement qu’il y était arrivé, Arseny a quitté le Canada pour la Russie en 1910, deux ans seulement après être entré dans ses nouvelles fonctions. Les Canadiens étaient désemparés, comme l’a raconté un contemporain : « En 1910, après que le Chrysostome-missionnaire ait quitté le Canada, un grand nombre de personnes, se sont dispersées, dans l’affliction et avec regret, dans différentes directions. » Dans la requête qu’il a adressée à l’archevêque Platon pour être libéré de la Mission à cause de la fragilité de son état de santé, l’archimandrite Arseny a écrit de manière très touchante :

 « En janvier de cette année, j’ai complété sept années de service à la Mission orthodoxe américaine. Grâce à la miséricorde de Dieu, j’ai travaillé autant que je le pouvais, m’efforçant de ne pas être paresseux, de répondre à la haute vocation d’un missionnaire, de maintenir mon effort, n’agissant pas seulement à compter de la rationalité/de l’intellect. Durant les deux dernières années de mon service, de lourdes afflictions et un travail laborieux dans les régions sauvages du Canada ont nui énormément à ma santé et le manque de biens matériels m’a maintes fois mené au complet découragement. Depuis peu, une terrible hernie, qui me cause une horrible douleur lors de mes constants voyages, m’a rendu complètement invalide; les médecins ont essayé de m’obliger à subir une intervention chirurgicale, mais j’ai peur de m’allonger sur la table d’opération et de mourir sur une terre étrangère. La Mission est dans un état d’extrême pauvreté et criblée de dettes. Mais Dieu qui voit tout m’est témoin, miséricordieux Vladika, que je suis venu en ce lieu non pour avoir luxe et démesure dans ma vie, mais uniquement par désir de promouvoir la cause de notre Mission au Canada. Me sentant abattu et incapable physiquement de poursuivre ce travail à la Mission…je vous demande de me relever de mes responsabilités au Diocèse canadien et du travail à la Mission. Advenant un décret prochain de Votre Éminence à cet effet, je remplirai, dans la mesure de mes forces, mes fonctions jusqu’à ce que je reçoive du saint Synode les fonds me permettant de faire le voyage, n’ayant aucunes ressources personnelles pour cela. »

Toutefois, personne ne pouvait deviner qu’Arseny reviendrait au Canada seize ans plus tard, après avoir servi en tant que prédicateur et Pasteur dans les tranchées de la Révolution bolchevique, et qu’à son retour, il accomplirait encore davantage, quoique ce serait presqu’au coût de sa vie.

Lorsqu’Arseny a quitté le Canada pour la Russie en 1910, il n’aurait pu imaginer ce que serait sa vie. Selon son propre témoignage, il y est retourné « avec le titre de missionnaire-prédicateur, puis en tant que directeur d’une école à l’intention des prêtres-missionnaires ». Au début de 1911, il a été affecté au poste d’assistant du Missionnaire de l’Éparchie, le protopresbytre Timofei Butkevich. Puis, en 1913, un Acte du Saint Synode établit l’archimandrite Arseny à la tête du monastère Grégoire-Biziukov (un excellent monastère) de l’Éparchie Kherson-Odessa et le 25 août 1913, à la tête du Séminaire de pastorale missionnaire du monastère où il demeura jusqu’en 1917. Le Tikhonaire (revue annuelle du Séminaire St. Tikhon) mentionne qu’« au moment où il se trouvait là, la révolution a éclaté et que, constatant les terribles souffrances et violences infligées à l’Église du Christ et à ses fidèles, l’archimandrite Arseny s’est joint à l’Armée blanche. » Dans son style descriptif habituel, Arseny fait lui-même un récit de son service dans l’Armée blanche : « en tant que prédicateur missionnaire, sous le sifflement des bombes et l’explosion des obus, j’ai réconforté les soldats et ai voulu donner ma vie pour mes frères. »

Lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale, l’archimandrite Arseny, tout comme des millions d’autres loyaux citoyens la patrie, s’est joint aux Forces armées pour contrer l’ennemi. Sur le front, chacun était à son poste. En réponse à une demande d’explications concernant ce qu’avaient fait les membres du clergé et des communautés monastiques de l’Éparchie pour leur pays en ces sombres jours de tribulation, l’évêque Prokopiy d’Elizavetopol indique dans un rapport (19 février 1915, Nº 26) :

 « À l’infirmerie du monastère Grégoire-Biziukov, vingt sœurs du monastère de femmes prennent soin des maladies et des blessés. L’infirmerie a acquis des vêtements et des draps d’hôpital (pour 100 lits, 4 rechanges), 115 chaudes robes de chambre, etc. Lorsque le supérieur du monastère Grégoire-Biziukov, l’archimandrite Arseny, a été envoyé servir dans l’Armée en tant qu'aumônier, les sœurs de la communauté de la Sainte Annonciation lui ont apporté des draps et d’autres items utiles aux soldats, ainsi que 120 sacs remplis de présents, qu’elles avaient achetés à même leurs ressources personnelles et qui ont été distribués personnellement par le Père Arseny sur le front. Les commandants ont chaleureusement remercié les moniales pour leurs présents. »

En 1918, l’archimandrite Arseny a occupé le poste de protopresbytre-aumônier de l’Armée de toute l’Ukraine et sa candidature en vue de la consécration à l’épiscopat a été avancée. Il était président de la Commission pour l’acquisition des moyens matériels pour l’Armée blanche. À un certain moment, Arseny a été capturé par les Bolcheviques « et condamné à être fusillé, en compagnie de plusieurs autres, le matin suivant ». Selon des comptes rendus, Arseny a passé la nuit à prier et à se préparer à une mort certaine, mais le matin, « peu de temps avant qu’il ne devait être fusillé, un détachement de soldats allemands est arrivé et a secouru les condamnés ». Après cette évasion miraculeuse, Arseny a fui en Serbie, où il a servi en tant que prêtre de paroisse d’une église serbe à Milianovtsi et Supérieur de Sreza Porechok. De 1924 à mai 1926, il a servi en tant que Supérieur du monastère du Saint Archange à Markoviy Hrad et a aussi été enseignant de droit canon au lycée serbe de la ville de Prilep, située dans le sud de la Serbie, où il a pensé : « le livre de ma vie a été écrit et est prêt à être refermé ». Cependant, les Canadiens allaient y ajouter plus de pages. Ayant appris que le Père Arseny était toujours vivant, ils ont alors demandé avec une certaine insistance son retour en tant qu’évêque au métropolite Platon. Platon y a consenti et, en 1926, des lettres ont été envoyées à Belgrade pour organiser sa consécration. Le Saint Synode a statué : « En ce qui concerne l’archimandrite Arseny, évêque de Winnipeg, vicaire de l’Éparchie nord-américaine. Afin de consacrer l’archimandrite Arseny, il a été nécessaire de réunir l’Assemblée des hiérarques et impératif de l’envoyer, lui le Père Arseny, dans les plus brefs délais en Amérique; ce qui fut fait à Belgrade avec l’accord préalable et la bénédiction de Sa Sainteté le Patriarche de Serbie. » Le 24 mai 1926, suivant la recommandation de Sa Béatitude le Métropolite Platon et avec la bénédiction de Sa Sainteté le Patriarche Dimitri de Serbie, il a été consacré, à Belgrade en Serbie, évêque (de Winnipeg) de l’Église orthodoxe russe par Sa Béatitude Antoniy, métropolite de Kiev, ainsi que par le président galicien du Synode des évêques de l’Église russe hors-frontières, Son Excellence Hermogen, évêque d’Ekaterinoslav et de Novo-Moscou, et par Son Excellence Gavril, évêque de Cheliabinsk et Troitske. À cela, l’évêque Arseny a répondu à sa manière coutumière : « Je viens. Mon cœur est prêt. Ô Dieu! Prêt! » (Psaume 107). Puis, Arseny s’est rendu à New York, afin d’y rencontrer le métropolite.

Par la suite, il a passé un court temps à son cher monastère St. Tikhon, avant de se rendre à Winnipeg pour emménager dans son nouvel évêché. Le nouvel évêque a dit à son troupeau : « L’amour de l’archipasteur de l’Église orthodoxe en Amérique et au Canada, Sa Béatitude le Métropolite Platon, par les hautes autorités de notre Église hors frontières, le Saint Synode, m’a appelé à servir en tant que hiérarque dans les champs canadiens de la moisson. » Puis, il a présenté à l’assemblée une relique de la sainte et vivifiante Croix de notre Seigneur apportée d’Europe et a dit : « Il y a dans cette croix une portion de la vivifiante Croix sur laquelle a été crucifié notre Seigneur Jésus Christ. Cette sainte relique est un don de l’évêque Arseny à la cathédrale Holy Trinity de la ville de Winnipeg. » De toute évidence cependant, l’évêque Arseny était de retour dans un Canada orthodoxe très différent de celui qu’il avait quitté 16 ans plus tôt. Ladite « Église vivante » avait surgi au moment de la Révolution et causait bien des problèmes, tout comme divers groupes ukrainiens nationalistes. Selon l’archimandrite Antony (Tereshchenko) « on pourrait écrire un livre entier au sujet de tout ce que Vladika Arseny a souffert après son retour au Canada, mais ce serait un catalogue d’horreurs. Son Éminence a eu à mener la bataille sur plusieurs fronts contre les "mauvaises herbes " et, à certains moments, il était difficile de faire la distinction entre un des nôtre et un de l’autre camp. »

Cependant, Arseny a persévéré, parcourant le vaste pays, prêchant, fondant des monastères à Sifton au Manitoba, ainsi qu’à Bluffton et ailleurs en Alberta. Il s’est même rendu aussi loin qu’à Vancouver en Colombie-Britannique, où il a concélébré avec le métropolite Platon lors de la consécration de la nouvelle église Holy Resurrection le 9 août 1929. Il a été très actif au niveau de la direction de l’Église, convoquant fréquemment des assemblées des membres du clergé, ainsi que des "Sobors" (assemblées de clercs et de laïcs), et bien qu’il ait été un chef de file solide et un défenseur passionné de l’Orthodoxie, il avait la réputation d’être étonnamment œcuménique, non seulement dans ses relations avec d’autres églises orthodoxes parfois non canoniques mais également avec d’autres confessions chrétiennes.

En 1928, Vladika Arseny a écrit une missive d’intérêt général concernant un renforcement de la discipline et des manières respectueuses en paroisse. Plusieurs questions ont été soulevées et des recommandations ont été faites en des termes qui nous laissent entrevoir la véritable mentalité orthodoxe canadienne de son pasteur. Il a écrit à son troupeau : « Ne permettons jamais, sous aucune considération, à la politique de s’immiscer dans la vie de l’Église et éradiquons fermement tout chauvinisme national. Le pasteur doit être cher à chaque membre de son troupeau, qu’il soit gros ou petit, à la peau sombre ou blanche, natif de la Carpatho-Russie, Bucovinie, Roumanie, Serbie, Bulgarie, Grèce ou d’autres pays. Avant tout : L’ORTHODOXIE. Et cela ne signifie pas que nous ne devions pas garder nos langues nationales. Il demeure essentiel que chaque église établisse une école paroissiale en vue d’enseigner aux enfants leur langue maternelle, ainsi que sa grammaire, et il est très important que le catéchisme soit enseigné, au moins les dimanches. En conclusion, je vous en supplie et prie à cet effet : dans l’église et avant les célébrations, nous devons faire preuve de plus de révérence; hors de l’église et à la maison, nous avons besoin de plus de convenances et, en tout, de plus d’inclination envers les choses de Dieu. » 

L’évêque Arseny a entrepris une tâche inhabituelle : il a demandé au métropolite Platon sa bénédiction en vue de collecter des fonds à travers le Canada au profit des paroisses du Nord-Ouest canadien. Il a expliqué que, « sur une distance de 354-483 kilomètres, il n’y a pas une seule église ou chapelle ni de cimetière; les enfants ne reçoivent pas le baptême et ne sont pas enterrés avec un service funèbre. Les missionnaires de d’autres confessions, particulièrement les francophones, construisent des églises là où ils n’ont aucun fidèle et y invitent les nôtres. Ne dites pas que demandant du pain spirituel pour les nôtres selon la foi et le sang, nous pouvons juger, nous fermer les yeux et les oreilles, ainsi que dire d’une voix monocorde que nous sommes pauvres. Voyant cette situation désastreuse, moi, en tant qu’évêque de l’Église, craint le Seigneur et Son grand Jugement, ainsi que Son action; j’ai pitié des âmes orthodoxes laissées à d’autres confessions … Et je n’ai jamais compris en soixante-quatre ans que pour assumer ce service, il vaut mieux que l’âme brûle dans le feu du service, puis qu’elle se consume lentement. »

L’établissement d’une école théologique pour l’Église a également toujours été une priorité pour Son Excellence; il y réfléchissait. Ayant beaucoup d’expérience en enseignement des matières spirituelles, Vladika Arseny a offert, à l’automne 1929 au monastère Holy Ascension de Sifton en Alberta, une série de 22 cours de théologie aux candidats à la prêtrise. Les sujets de ces cours étaient : Rôle de meneur des prêtres de campagne, De la Liturgie, Homilétique et Écrits sacerdotaux. Cinq étudiants ont vécu au monastère et ont complété le programme. Vladika ne s’est cependant pas arrêté là. Voici ce qu’il a dit sur le sujet :

 « Je suis présentement intéressé à entendre/recueillir/rassembler les idées de mes prêtres concernant l’établissement d’une école/bourse d’études en vue de la "naissance" de prêtres, de candidats à la prêtrise parmi la jeunesse canadienne. Cette question est primordiale et aiguë. Après avoir été soumise à l’examen, les connaissances théologiques des diak (chantres/lecteurs) se sont avérées inadéquates. Faire venir des frères de la Russie? Il n’y en a pas et ça coûte cher. Nous devons plutôt penser à ceux qui sont ici. Nous ne pouvons compter sur les écoles théologiques américaines en général, le Canada étant vue comme la "Sibérie" dont on essaie de s’enfuir le plus vite possible. Il nous reste nos Canadiens d’origine, parmi lesquels nous devons trouver des candidats et les éduquer un par un en vue d’en faire des formateurs en théologie. C’est difficile, à la fois au niveau matériel et pour le moral, spécialement lorsqu’il est question d’enseignants. Mais tout cela, je l’entreprends et prépare la voie avec détermination en vue d’atteindre le but désiré. »

Il convient également de noter que l’étendue considérable du diocèse canadien a toujours requis de Vladika Arseny une robustesse physique et une force spirituelle énormes. Si voyager constamment est difficile pour un jeune home, combien plus en est-il pour un homme de 65 ans. Il a écrit :

 « Je me suis lancé dans mes incessants déplacements d’un endroit à l’autre du vaste Canada, incapable de respecter mon horaire et me plaignant souvent de ce qu’il n’y a que 24 heures dans une journée. Je viens juste de m’asseoir dans le train et fais le trajet entre Saskatoon et Winnipeg pour pouvoir, dans deux jours, partir de Winnipeg pour me rendre à Moose Jaw. Le train circule à travers les amoncellements de neige. Il est difficile d’écrire tant on est secoué dans les wagons... À Sifton, je n’ai réussi à demeurer dans cet état de félicité spirituelle que pendant une semaine. Comme il était bon et agréable de me trouver là! Mais mon travail ne me permet pas de rester longtemps à cet endroit. On retrouve partout agitation et problèmes. Si je suis retardé, il y en a encore plus. Écrivez au-dessus de ma tombe que la cause de mon décès n’a pas été la fonction, mais que j’ai été "zélé à mort" en voyageant d’un endroit à l’autre pour le bien et la paix de l’Église. Si, au cours du Nouvel An, on me coupe les ailes pour m’empêcher de voler, je ne sais pas ce qui va m’arriver… je suis maintenant à Montréal, commençant à battre des ailes au-dessus des problèmes de visa. »

Les mots de la Litanie « Prions pour la stabilité des saintes Églises de Dieu et l’union de tous » n’étaient pas seulement des mots pour Vladika mais une réalité concrète. Il a été en service dans cette singulière unité de l’Église orthodoxe en Amérique sous l’archevêque Tikhon et a véhiculé toute sa vie cette norme d’une Orthodoxie nord-américaine unifiée. Le 24 octobre 1931, il a écrit à l’évêque Leontiy, le futur métropolite :

 « Partout en Amérique et au Canada sont instaurées avec Zhuk [le nom d’un schismatique, éd.] des sortes de nouvelles églises orthodoxes et nous, les Orthodoxes, prions et voyons que nos brebis se tournent du côté de bergeries étrangères. Pourquoi ne pas entamer une concertation avec les autres évêques orthodoxes, à savoir les Grecs, les Serbes, les Bulgares et les Syro-arabes, pour discuter lors de nos "Sobors" (ici, assemblées des évêques) au sujet des manières et des moyens par lesquels préserver l’Orthodoxie historique véritable. J’ai peur de mourir, laissant l’Église dans un tel chaos. Il est évident que nous sommes les "bliustiteli" : nous sommes les gardiens de l’Église. »

Le monastère Holy Ascension de Sifton était l’« enfant » de l’évêque Arseny, c’était son foyer, le lieu où il a investi ses forces physiques et spirituelles. Vladika y a repris un travail similaire à celui entrepris antérieurement, soit l’établissement d’un orphelinat tel celui qu’il avait construit en 1908-1910 alors qu’il était l’archimandrite administrateur de l’Orthodoxie canadienne, un orphelinat qui a été détruit lors d’un incendie en 1924. Vladika Arseny avait un grand cœur au point qu’il lui tardait d’y mettre le monde entier. Dans son service aux personnes, spécialement aux opprimés, il voyait le but de son existence terrestre. Le 18 juin 1932, l’évêque Arseny a écrit une lettre à l’évêque Leontiy, lui disant : « Et maintenant… quelques mots au sujet de choses joyeuses : à mon monastère de Sifton, nous avons passé le dernier jour de l’après-Fête (Apodosis) en dépit du travail de mes ennemis. J’ai accepté trois orphelins en vue de les éduquer. » Pasteur infatigable, Arseny allait bientôt se retrouver en face de la croix d’un confesseur. Alors qu’il avait convoqué une assemblée de membres du clergé à la maison d’un prêtre de Kenora en Saskatchewan, « armés de pierres et de pieux en bois, une bande de voyous se qualifiant toujours de "Chrétiens" a brisé les fenêtres et les portes pour pénétrer dans la maison et faire feu sur Vladika Arseny et des membres du clergé rassemblés en vue de célébrer la Divine Liturgie le matin suivant ». Une balle a atteint Arseny et l’a grièvement blessé à une jambe, lui causant un empoisonnement au plomb; ce fut cela, et non un manque de désir de continuer, qui l’a obligé à se retirer du service actif au Canada. Les membres de son troupeau aimant lui ont fait leurs adieux, en lui rendant les honneurs dus en vertu de ses mérites. Au nom du Canada, la paroisse Holy Great-Martyr Barbara d’Edmonton a préparé pour lui un "gramota" (lettre officielle de reconnaissance). En ce "gramota" sont bien décrits les services dévoués rendus par l’évêque Arseny :

 « Aujourd’hui, vous priez avec nous pour la dernière fois. Vous allez entrer dans une période de repos. À ce moment-ci, la paroisse de l’église Great-Martyr Barbara, que vous avez consacrée il y a trente ans et en laquelle vous avez servi en tant que premier recteur, veut vous exprimer sa profonde gratitude pour votre travail au niveau de l’établissement, du développement et de la consolidation de l’Église orthodoxe à Edmonton, en Alberta et à travers tout le Canada. »

Selon un répertoire de l’Église datant de 1936, il a reçu de brèves affectations à Détroit et à Cleveland, avant de se retirer au monastère St. Tikhon suite à dix années de service seulement au Canada, laissant un héritage toujours actuel dans le diocèse canadien. L’archevêque a conservé son statut de citoyen canadien jusqu’à sa mort.

L’évêque Arseny a été élevé au rang d’archevêque en vertu de son labeur incessant et on s’attendait à ce qu’il se retire paisiblement de la vie ecclésiale. Toutefois, il a bientôt étonné presque tout le monde en demandant au Saint Synode sa bénédiction pour l’établissement de l’École pastorale St. Tikhon (plus tard le Séminaire), ce qu’il a complété en un temps record durant l’automne de 1938. L’ouverture de l’École a été un autre exploit réalisé grâce au labeur inlassable et à l’ingéniosité de l’archevêque Arseny, tout comme la vitesse et l’assurance manifeste avec lesquelles il l’a accompli ont été quasi miraculeuses. Comme on pouvait s’y attendre, il a été aimé des étudiants qui, selon le Tikhonaire (revue annuelle du Séminaire St. Tikhon), « chaque année à l’occasion de son anniversaire de naissance et de celui de sa fête patronale lui offraient des bouquets de fleurs ». Il est également intéressant de noter l’importance qu’accordait l’archevêque Arseny à l’utilisation de l’anglais lors des Offices divins. Quoiqu’il ait travaillé à l’établissement de bonnes écoles russes pour la jeunesse, donnant même des cours supplémentaires de perfectionnement de la langue russe trois à quatre fois par semaine, il croyait fermement que la langue anglaise serait la langue utilisée dans le futur.

Durant les années qui ont suivi sa retraite, Arseny n’a jamais été oisif. Nous entendons dire de lui qu’il a visité des paroisses locales, béni des autels tel celui de l’église St. Nicholas d’Olyphant en Pennsylvanie le 19 décembre 1940 ou qu’il s’est rendu à des assemblées et des événements spéciaux. Et même de retour à la vie d’un simple moine, il n’a jamais cessé de servir l’Église, tenant la comptabilité, jardinant, revenant aux joies simples et enseignant souvent la manière de prêcher aux jeunes séminaristes. Le 4 octobre 1945, à l’âge de 79 ans, l’archevêque Arseny est décédé à l’hôpital Moses Taylor de Scranton en Pennsylvanie. Les funérailles et l’inhumation ont eu lieu le 9 octobre au monastère St. Tikhon; y ont assisté Son Éminence Mgr Vitaliy, Leurs Excellences Mgr Alexiy, Mgr Makariy et Mgr Leontiy, ainsi que plus de cinquante prêtres, hiéromoines et diacres, en plus des étudiants et des amis.

Il reste tant à dire sur cet homme remarquable. Il est évident que sa contribution à l’Église orthodoxe en Amérique et au Canada a eu un caractère marquant et fondamental. Il a passionnément partagé la même vision missionnaire des grands saints et Pères de l’Orthodoxie avec lesquels il a travaillé. Il a été capable d’être tout à tous. Il a été un prêtre marié, un veuf, un père, un prêtre de paroisse, un moine, un higoumène, un doyen et un recteur, un prédicateur missionnaire, un prisonnier, un évêque, un fondateur de monastères, d’écoles pastorales et d’orphelinats. Tout au long de sa vie et dans chaque pays où il a vécu, il a marché en compagnie d’hommes et de femme de foi éminents. Il a été un homme cultivé, éloquent et humble. Plus que tout, il a vraiment été humble. S’il est demeuré à l’arrière-plan, si sa vie extraordinaire et sa contribution à l’Église ont été passées sous silence, c’est qu’il n’a jamais accompli ses réalisations pour lui-même mais bien pour l’Église au sein de laquelle il savait n’être qu’un serviteur. Son zèle n’en était pas un déployé en vue de l’avancement personnel, c’était un zèle sincère déployé pour le Royaume de Dieu, pour l’Évangile, et il est significatif que le meilleur souvenir qu’on ait gardé de lui soit celui d’un maître en matière d’homélies, d’un Chrysostome canadien. Sa vie en a été une de service, de sacrifice et d’amour pour l’Église.

En un mot, sa vie a été une réponse vécue : réponse à l’appel de la prêtrise, réponse à l’appel de la mission en Amérique du Nord, réponse à l’appel de Dieu partout où il serait conduit. Et cette réponse, nous l’entendons même à la veille de son retour en tant qu’évêque au Canada : « Je viens. Mon cœur est prêt. Ô Dieu! Prêt! »